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La dernière crise financière a été marquée par la faillite de Lehman Brothers, il y a exactement 10 ans. Cette banque d’investissement, fondée en 1850 et qui employait 25 000 personnes dans le monde entier, avait accumulé plus de 610 milliards de dollars de dette, c’est-à-dire autant que ses actifs qui représentaient alors 30 fois son capital. Son rôle clé dans l’effondrement du marché hypothécaire dit « subprime » et son effet domino mondial sont un symbole du mélange de myopie, d’opacité et de cupidité de la finance moderne.
Cinq éléments toxiques
Outre cet élément déclencheur, les causes profondes sont à chercher dans une combinaison d’éléments toxiques parmi lesquels cinq ont eu un rôle majeur :
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La dérégulation : laissez un banquier libre de ses décisions et il ignorera les règles de modération. On n’est jamais promu en refusant un crédit… La banque qui gère ce bien commun qu’est l’argent, et dont le flux doit irriguer l’économie réelle, doit donc être encadrée par le régulateur. La régulation américaine qui interdisait depuis 1932 la combinaison d’activités de banque de dépôt et de banque d’investissement fut annulée sous la présidence Clinton en 1999, libérant ainsi toute entrave à une culture de banque d’affaires. Concentrations, spéculation, prise de risque, et gonflement des bilans s’accompagnent depuis d’une globalisation de la finance avec un double découplage : la finance se libère du contrôle politique, et elle s’émancipe de son rôle de financement de l’économie réelle. Cette finance en roue libre, dérégulée et globalisée, a pour seul objectif le profit à court terme. L’opacité des contrats hypothécaires a aussi joué un rôle dans l’inflation non maîtrisée des crédits aux familles modestes (y compris sous la forme de crédits « Ninja » = « No income, no job, no asset » !)
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Les écarts de revenus augmentent dans tous les pays développés à partir des années 1980, alors même que la croissance économique faiblit à la fin des Trente glorieuses. La part de richesse des 1 % les plus fortunés aux Etats-Unis augmente de 30 % en 1989 à plus de 40 % en 2012, revenant à son niveau de 1920, sous l’effet d’une financiarisation croissante et d’une part toujours plus forte des revenus des plus riches sous la forme de bénéfices ou de dividendes. Les écarts se creusent aussi en Europe. La perspective d’une prospérité partagée s’effondre. Le marché immobilier à crédit devient alors pour les familles un vecteur de résistance à l’érosion de leur pouvoir d’achat.
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Le soutien des banques centrales : une politique monétaire accommodante avec la chute des taux directeurs de la Réserve fédérale dès 1990 génère une baisse des taux d’intérêt sur le marché hypothécaire, d’un sommet de plus de 18 % en 1981 à trois fois moins en 2001. Il s’agit alors pour les banques centrales de soutenir la consommation, l’investissement, et le dynamisme des marchés immobiliers, en Amérique du Nord tout comme en Europe. En France, le montant total des ventes et l’indice du prix des logements anciens flambent à partir de la seconde moitié des années 90.
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Les innovations financières à l’ère du numérique : L’émergence de nombreux instruments financiers, souvent liés aux nouvelles technologies informatiques, a permis de spéculer tout en se protégeant des risques, c’est-à-dire en les transférant à une partie tierce. Contrats à termes, options, warrants, fonds indiciel, dérivés actions et taux, CDS et CDOs, ou encore Trading haute fréquence deviennent des instruments financiers découplés de l’économie réelle qui se nourrissent de la volatilité.
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Enfin, la titrisation des créances bancaires (avec une double transformation financière et juridique des crédits en titres liquides sur un marché secondaire) a permis d’alléger les bilans et d’augmenter l’effet multiplicateur actifs/capital. La globalisation des marchés a alors été le vecteur d’une expansion virale des titres toxiques jusqu’à l’éclatement de la crise en 2008, avec l’acquiescement complice des agences de notation !
Le rôle de l’enseignement de la finance : mathématisation ou moralisation ?
Cette brève rétrospective de la crise financière globale ne répond pas à une question cruciale : quel a été l’élément unificateur de ces comportements délétères sur les marchés financiers, privilégiant une gestion spéculative, sans dimension temporelle, ni sociale ? Avant de rejoindre leurs salles de marché et leurs comités de crédits, tous les intervenants sont passés par des universités et des écoles de commerce. C’est dans ces programmes de formation qu’il faut chercher l’origine de la crise : innovations financières, modèles mathématiques, et cadre théorique fondé sur des hypothèses erronées (efficience et stabilité des marchés, ou encore agents rationnels) ont contribué à donner l’illusion de risques contrôlés et d’une volatilité modérée.
L’assurance que les fluctuations de la valeur d’un produit dérivé peuvent être contrôlées grâce au calcul stochastique (outil de la théorie des probabilités appliqué aux phénomènes aléatoire et formulé en 1940 par Kiyosi Ito, mort lors de l’éclatement de la crise en 2008) repose sur une hypothèse que le mathématicien franco-américain Benoît Mandelbrot nous décrivait dans une réunion à Skema comme un « hasard sage »… et trompeur :
Cette confiance excessive dans les modèles mathématiques a ajouté au risque de crédit et de marché un risque de modèle. Selon la formule de Jean‑Philippe Bouchaud, « il y a une sorte de collusion objective entre la profession financière et des modèles qui sous-estiment le risque ». Mais cette finance dysfonctionnelle ne trouve pas ses racines dans les seules mathématiques. En effet, ses défenseurs incriminent plutôt ceux qui les utilisent. En somme, les opérateurs devraient garder à l’esprit les hypothèses d’informations partagées, de volatilité constante, et de loi gaussienne qui sous-tendent les équations de Black, Merton & Scholes (ces deux derniers ont reçu le prix de la banque de Suède, l’équivalent du Nobel en économie, en 1997).
Éviter de vendre des hamburgers à la prochaine crise
La finance est le plus souvent enseignée sans référence à son rôle social et aux responsabilités du citoyen dans un cadre de bonne gouvernance, pour ne pas dire d’éthique. En d’autres termes, ses seules valeurs de référence sont mobilières (ou immobilières) et son horizon temporel est court. Le professeur est, malgré lui, complice car ses étudiants souhaitent valoriser au plus tôt l’attente de revenus élevés dans un contexte hyperconcurrentiel. Des signes convergents d’un prochain retournement brutal des marchés financiers invitent à une refondation urgente de l’enseignement de la finance.
Il est indispensable d’accompagner l’enseignement des outils techniques de la finance moderne, et qui ne différencie pas une école d’une autre, par une solide formation sur les risques-pays, les enjeux de la globalisation des marchés, l’histoire des crises, et les principes de philosophie politique. Les étudiants y gagneront une profondeur d’analyse utile pour mieux comprendre les interactions complexes entre finance, économie et société, ainsi qu’une mobilité professionnelle valorisante qui leur évitera de vendre des hamburgers à la prochaine crise. Et les professeurs, leur dignité.
Michel-Henry Bouchet a travaillé à la BNP, à la Banque Mondiale et à l’Institute of International Finance, avant de présider Owen Stanley Financial. Il est aujourd’hui Distinguished Finance Professor à Skema Business School. Dernier ouvrage : « Country Risk in an Age of Globalization » (septembre 2018, Editions Palgrave-MacMillan, avec Charles A.Fiskhin et Amaury Goguel).
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Louise Desrosiers